As-tu des enfants?

As-tu des enfants ?

Ça y est, la bombe est lâchée.

Je suis au déjeuner de la rentrée avec mes nouveaux collègues dans une petite école de quartier à Verdun. Elles sont trois devant moi, me regardant le sourire fendu jusqu’aux lèvres, viennoiseries à la main, attendant la connexion ultime avec moi : celle du lien sacré de celles qui ont connu l’enfantement ; un lien ultime unissant toutes les femmes au titre de maman.

Après ça, nous ferons partie de la même tribu. Après cette réponse, nous ne ferons qu’un. Il y a un silence. Je les regarde encore quelques secondes sans rien dire. Elles, assoiffées de s’unir à moi dans la joie incomparable de la maternité. Elles me tendent le fil doré avec enthousiasme ; celui de l’amour inconditionnel envers sa progéniture. Je ne connais même pas encore toutes leurs noms, et je vais déjà devoir me révéler à elles.

Non, je n’ai pas d’enfant

C’est terminé. Je suis exclue à l’instant du clan dont je ne faisais pas encore partie de toute manière. Je ne ferai pas partie du groupe sacré.

J’observe attentivement les questions-tristesse qu’elles ne poseront pas tout de suite se créer dans leurs regards, les demi-sourires se former sur leurs lèvres et le malaise palpable se dessiner entre nous à ce moment précis.

J’ai 40 ans. Je suis célibataire. Je n’ai pas d’enfant. Selon l’échelle du bonheur, je me situe à 1. Selon l’échelle de la normalité, je me situe à 2. Le bonheur, c’est la maternité. La normalité, c’est le couple. L’accomplissement, c’est la famille.

Et je n’ai rien de tout ça. J’erre. Je suis une nomade esseulée selon la société. Une femme ose se prononcer la première sur ma révélation choc : « L’amie de ma belle-sœur n’a pas d’enfant non plus ». Comme pour se rassurer ou me rassurer que je ne fusse pas la seule dans cette situation lamentable à leurs yeux. Une autre renchérit : « Il y a beaucoup plus de femmes qu’avant qui n’ont pas d’enfant. » Elle essaie de normaliser mon cas pour atténuer ma peine. Finalement, la dernière conclue : « Un autre bonheur est possible. » Étrange, c’est le nom du livre sur la non-maternité que j’ai lu l’année dernière.

Je le ressens aussitôt, le silence revenu, la peur. Lorsqu’elles osent s’imaginer dans ma situation, elle en tremble. Une vie sans famille propre, une solitude permanente anéantissant la légèreté de vivre.

Je ne connais pas : l’odeur des bébés, le doux son mélodieux du mot maman, les premiers pas de son enfant, les conversations éducatives au parc avec ses semblables, être une famille, les rires complices, les fiertés. Je sais tout ce que je manque, je ne suis pas ignare. Je sais que le mouvement ne fait pas partie de ma réalité.

Mon univers est plutôt stagnant, routinier, solitaire et prévisible. Je sais que je suis loin de leur réalité et de leur bonheur. J’ai remarqué cet amour plutôt explosif que les parents ressentent pour leur enfant. C’est un genre de fascination, d’émerveillement perpétuel devant ses moindres faits, gestes, pensées et émotions. Je me suis toujours demandé pourquoi on s’emballait autant devant ses propres enfants et non pas devant les enfants du monde entier. Je pense que ce n’est pas sain pour le développement de l’égo. À quel point il fallait que nos enfants viennent de notre corps pour les aimer ? Pourquoi ce lien génétique et biologique nous rendait à ce point contemplatif. Notre enfant, notre univers. C’est surement chimique tout cela.

À la naissance de notre enfant, notre cerveau se met en mode adoration afin d’assurer le bien-être du nouveau venu. Au niveau émotionnel, ce nouvel être nous permet de réparer nos blessures et de donner un sens aux évènements passés et futurs.

Avoir un enfant, c’est le summum. Il permet de continuer d’exister et de vieillir en conservant son cœur d’enfant. Il permet de traverser les épreuves, les deuils, les déceptions. Un enfant représente l’espoir, le renouveau, la créativité. Un enfant vous place au centre de l’univers. Et cette place, c’est l’extase. Et c’est tout ça que je n’ai pas, et que je n’aurai jamais. Je resterai en périphérique. Je vivrai ma vie en direction du moment présent, de la résilience, de la solitude et du silence. Ça, c’est la pure vérité. Avec réflexion, j’ai réalisé que ce rôle de maman m’écrasait simplement à son unique idée. Je n’ai pas d’enfant parce que je n’en ai pas voulu. Je n’ai pas d’enfant parce qu’on n’a pas voulu m’en faire. Je n’ai pas d’enfant parce que je suis immature. Je n’ai pas d’enfant, car la relation avec ma mère était tumultueuse. Je n’ai pas d’enfant parce que je souffre de maladie mentale. Je n’ai pas d’enfant parce que j’ai vieilli. Je n’ai pas d’enfant parce que ma conscience de ce rôle était probablement trop grande. Je n’ai pas d’enfant, car j’étais terrifiée à l’idée. Je n’ai pas d’enfant parce que ça n’a pas marché quand j’ai essayé. Je n’ai pas d’enfant parce que je crains le monde, moi-même et les deux à la fois. Je n’ai pas d’enfant, car je déteste les responsabilités. Je n’ai pas d’enfant, car j’aime la liberté. Bref, les raisons du pourquoi que je n’ai pas d’enfant sont nombreuses, complexes et diversifiées. Ceci n’était pas mon choix, mais un mélange de hasard et de circonstances. On a des enfants par hasard. On n’a pas d’enfants par hasard également. La vie entière n’est qu’un enchaînement de hasard. Je ne crois ni au destin ni aux synchronicités. Cette peu de foi en la vie ne m’a jamais aidé à prendre des décisions qui nous lient à elle pour l’éternité. Et faire un enfant, c’est un peu se faire aveugle. Mon état psychologique était limité et je savais que la vie était capricieuse. Je savais qu’elle avait le pouvoir de me donner de bonnes comme de mauvaises cartes. Je n’ai pas d’enfant parce que je suis une control-freak et que je pense trop.

La discussion tourne rapidement. On ne s’éternise pas sur mon cas. On n’est pas assez intime pour ça. Elles sont discrètes les mères. Ça enchaîne avec les vacances au Maine, les soirées festives sur le bord de la piscine creusée, les barbecues bien arrosés et les enfants. Mouvement. Toujours du mouvement. Je n’ai même pas le goût de raconter mon été, j’ai l’impression qu’il leur paraît déjà fade. Je n’ai même plus le goût de faire partie de la conversation. De toute façon, je ne fais pas partie de la tribu. Il faudrait que j’explique que j’ai eu un bel été, que ma vie est belle, que je suis heureuse même si je suis seule has fuck et que personne ne dépend de moi. Je suis déjà lasse du social de début d’année. Il me semble que les vies sont toutes semblables autour de moi. Ça m’emmerde. Je suis emmerdée par le rôle de la ménagère, de la mère, de la bonne épouse, de la parfaite amie, de la parfaite cuisinière, de la parfaite jardinière. Tout ce décor me donne envie de vomir. J’aurais aimé être un homme. Je trouve que la femme aime jouer à l’esclave, et le pire dans tout cela, c’est qu’elle y prend plaisir. Vivre au travers les autres, vivre son bonheur au travers les autres, être heureuse quand l’autre est heureux. Elle donne sans cesse, sans compter, sans jamais rien demander en retour. Elle s’épuise et on l’acclame pour cela. Elles s’encouragent entre elles à être toujours plus dévouée, parfaite et aimante. Ça m’écœure. On attend d’elle qu’elle soit un puit inépuisable. Elle s’oublie. Et elle en redemande. Elle aime s’oublier. Elle se satisfait de l’ombre de son mari. L’ombre lui suffit. Elle vit quand on la regarde et quand on la réclame. Elle est anéantie quand on la rejette. On prend possession de son corps, de son esprit et de son cœur sans jamais la remercier. J’ai toujours trouvé les hommes et les enfants ingrats. Mais elle s’en fou ! Elle s’en fou carrément, car elle aime exagérément et elle aime être parfaite. Elle se plaint que trop peu. Je suis révoltée contre mon sexe, je ne me reconnais pas en lui : gentil, malléable, docile, dévoué, vulnérable. Je suis une guerrière, une révoltée, je suis libre, une fonceuse. Je suis lâche également. Je n’ai jamais voulu qu’on m’enchaîne à qui que cela soit ou à quoi que cela soit. Je défriche. Je fonce dans le tas. Je parle fort, je me fâche, je déplace de l’air, je rouspète, je contredis et j’apprends sans cesse. Je suis une rebelle. Je n’aime pas sentir qu’on pense ou agis pour moi. Je n’aime pas la logique de cette société qui nous fait miroiter une belle vie individualiste dans un bungalow avec la berline dans le stationnement. Je n’ai jamais cru à cette histoire. Faites des enfants, achetez une maison, mariez-vous, voilà la recette parfaite du bonheur. Je n’y ai jamais cru. C’est pour ça que je suis là où je suis rendue : seule has fuck. La liberté a un prix élevé. Je suis toute seule. Mais personne n’abuse de moi. Je n’ai pas d’enfant, une autre partie de moi trouve ça immensément triste. J’aurais aimé vivre ce lien avec un autre être humain. C’est une ambivalence constante. C’est pesant d’être aérienne, mais en même temps, criss que c’est jouissif !

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